Fin des années 70, dans l’émission télévisée « L’île aux enfants », passait « La Noiraude ». Je ne sais ce qui m’a fait penser à elle aujourd’hui mais j’entends encore la sonnerie du téléphone dans ma tête et les premières phrases qui débutaient chaque épisode :
– Allo, c’est la Noiraude, je voudrais parler au vétérinaire…
– Ne quittez pas, j’vous le passe !
– Bonjour docteur, la Noiraude à l’appareil…
– Bonjour la Noiraude, qu’est ce qui ne va pas encore ?
La Noiraude, c’est une vache laitière qui rêve d’être une biche pour vivre dans un conte de fée. Dans son quotidien, elle est persécutée par les mouches, ne comprend pas pourquoi on dit avoir « des beaux yeux de biche » et non avoir « des beaux yeux de vache ».
La plupart des gens pensent que les animaux de ferme n’ont pas de personnalité individuelle et que leurs relations sociales sont pauvres. Il existe un écart énorme entre notre compréhension et notre acceptation des émotions et de l’intelligence complexes entre nos animaux de compagnie (à savoir, les chiens et les chats) et les animaux d’élevage, leur exploitation économique de ces derniers étant en partie la cause de ces préjugés.
Or la littérature scientifique nous révèle qu’ils ont tous une vie mentale riche.
Et la Noiraude peut même se réjouir car aujourd’hui la science s’intéresse de près … aux yeux des vaches ! Mais avant de regarder leur blanc des yeux, rappelons quelques caractéristiques du monde des vaches.
Les vaches sont des animaux diurnes dont le sens dominant est la vision (1). Ce sont des proies et leurs yeux situés latéralement leur donnent un large champ de vision d’au moins 330 degrés. Leur capacité d’accommodation n’est par contre pas aussi développée que celle des humains.
Les vaches sont dichromatiques, elles n’ont que deux types de récepteurs impliqués dans la vision des couleurs dans leur rétine, ainsi elles distinguent les couleurs de longues longueurs d’onde (le rouge, l’orange et le jaune) mieux que les plus courtes longueurs d’onde (le bleu, le vert). Les vaches accordent plus d’attention aux objets en mouvement qu’aux objets stationnaires et sont souvent effrayées par les mouvements brusques.
Les vaches ne peuvent pas localiser très précisément les sons et par conséquent l’emplacement d’un prédateur, ce qui expliquerait en partie leur caractère craintif.
Les vaches ont un sens gustatif bien développé et peuvent distinguer les quatre goûts primaires (le sucré, le salé, l’amer et l’acide). Elles évitent les aliments au goût amer (potentiellement toxiques) et ont une préférence marquée pour les aliments sucrés et salés.
Les vaches sont macrosmatiques, ce qui signifie qu’elles ont un sens aigu de l’odorat et possèdent dans les cavités nasales un organe voméronasal. Le flehmen (recourber les lèvres supérieures, inspirer avec les narines fermées et maintenir cette position pendant plusieurs secondes) leur permet d’intercepter des phéromones (molécules chimiques volatiles intervenant dans la communication). L’olfaction joue dans cette espèce un rôle majeur dans le cas des comportements sociaux et reproductifs. Il est par exemple prouvé que les vaches peuvent détecter les hormones associées au stress présentes dans l’urine des congénères.
Les vaches sont également très sensibles au toucher. Elles ont souvent peur d’être touchées par des humains mais elles peuvent être calmées par certains contacts comme le grattage derrière les oreilles.
Toutes les vaches ont un comportement maternel très prononcé. Par exemple, une étude a montré que 99% des vaches se déplacent entre un véhicule inconnu et leurs veaux âgés d’un jour pour les protéger.
Les vaches ont également démontré une capacité à adapter leurs comportements maternels aux besoins de leurs veaux et les veaux de faible poids à la naissance bénéficient d’une meilleure protection maternelle et d’une durée d’allaitement accrue.
Les capacités cognitives des vaches sont encore méconnues mais sont de toute façon loin d’être basiques. Les vaches peuvent distinguer par exemple à partir de photographies si ces dernières représentent des vaches ou si ce sont des portraits d’une autre espèce.
Elles éprouvent un large éventail d’émotions dont des émotions complexes.
Mais est-il si facile pour nous, être humain, de percevoir ces émotions ? Peut-on décrire par exemple l’état émotionnel des deux vaches de l’expérience de Gleerup (4) ci-dessous que j’ai surnommées Marguerite et la Noiraude?
Cela ne paraît pas simple à première vue même avec des schémas synthétisant les deux photos.
En accompagnant maintenant ces photos, de photos d’une autre espèce dans un état émotionnel proche, la solution est plus facile. Il ne s’agit pas ici de comparer l’intensité des émotions entre celles de vaches et celles d’êtres humains, mais simplement de réaliser à quel point nous sommes peu capables de percevoir les émotions des vaches.
Car la réalité est que Marguerite est dans un état émotionnel positif, tandis que la Noiraude est en souffrance avec des douleurs chroniques liées à de la fourbure (pathologie caractérisée par une inflammation douloureuse dans les onglons).
En regardant la tête d’une vache, il n’est donc pas si facile de percevoir ses émotions. Deux raisons l’expliquent, la première est tout bêtement anatomique, les muscles de la face des vaches ne permettent pas des changements de faciès comme on peut le constater chez l’homme, la seconde est que les proies expriment en général peu de signes de douleur afin d’échapper à l’attention des prédateurs.
Et nous voilà arrivés au blanc de l’œil, les chercheurs en s’intéressant aux émotions des vaches ont montré que la visibilité d’une partie de la conjonctive bulbaire (le blanc de l’œil) est liée au soulèvement de la paupière supérieure et que le muscle soulevant la paupière supérieure est contrôlé par le système nerveux impliqué dans les émotions négatives (2, 3).
Très étudiée aujourd’hui, l’augmentation de la surface visible du blanc des yeux est corrélée chez les vaches avec des indicateurs comportementaux de frustration, y compris l’agressivité, les vocalisations et les tremblements de tête (5).
Les mères qui sont séparées de leurs veaux présentent également une augmentation de la surface visible de la conjonctive bulbaire, en plus de nombreux autres signes comportementaux de frustration.
La posture des oreilles a aussi été définie comme un indicateur de l’état émotionnel des vaches.
Si on reprend le schéma représentant la Noiraude, voici les signes indiqués par des flèches qu’il faut observer pour percevoir son état émotionnel. Les oreilles sont tendues en arrière et on note de multiples tensions musculaires indiquées par les flèches rouges.
Parmi les émotions complexes que l’on reconnaît chez les vaches, on peut citer les réactions émotionnelles à l’apprentissage, les biais cognitifs aujourd’hui démontrés chez de nombreux animaux et qui renvoient aux notions d’optimisme et de pessimisme et les réponses émotionnelles liées à la vie en groupe social. Ces expériences émotionnelles plus complexes montrent la présence de capacités psychologiques élaborées chez les vaches, telles que la conscience de soi et l’empathie.
Lors d’un apprentissage, des réactions émotionnelles positives et une excitation peuvent apparaître quand le sujet réalise qu’il contrôle une situation. Cet effet est souvent appelé « effet Eurêka ».
Des génisses ont été conditionnées sur une période de 14 jours à appuyer sur un panneau afin d’ouvrir une porte pour accéder à une récompense alimentaire. La fréquence cardiaque des génisses et leur activité tout au long du trajet jusqu’à la récompense alimentaire ont été mesurés. Quand les génisses se sont améliorées dans leur apprentissage (comprendre comment ouvrir la porte), elles présentaient des fréquences cardiaques plus élevées et se déplaçaient avec plus de motivation le long du trajet par rapport à un groupe témoin. Si les auteurs (2), mettent en garde sur le fait que cette étude s’est faite sur un nombre trop restreint d’animaux, il est clair qu’elle est une première étape de la preuve d’un « effet Eurêka » chez les bovins.
La contagion émotionnelle peut être considérée comme une forme de base d’empathie. Les vaches exposées à des congénères stressés présentent également des réactions de stress prononcées, telles qu’une perte d’appétit et une augmentation de la libération de cortisol. Ces réponses sont en partie médiées par des signaux olfactifs dans l’urine.
Les mammifères sociaux ne sont pas simplement des individus qui restent à proximité les uns des autres. Ils interagissent en permanence les uns avec les autres. Tout comme la contagion émotionnelle illustre la connectivité des individus au sein d’un groupe social, un autre phénomène illustre l’importance que le groupe social joue pour beaucoup de mammifères dont les vaches. Ce phénomène (social buffering ou le «effet-tampon») fait référence au fait que de nombreux animaux sociaux ont tendance à réagir moins intensément aux stress négatifs lorsqu’ils sont en présence de congénères.
Les expériences sociales dès la naissance semblent indispensables pour un développement psychologique normal chez les vaches. Les vaches et leurs veaux créent des liens émotionnels forts qui se forment dans les quelques minutes après la naissance. Le processus de sevrage naturel peut prendre plusieurs mois.
Dans l’élevage industriel laitier, les veaux sont séparés de leur mère à l’âge d’un jour. Dans certains cas, ils sont élevés dans des box qui les isolent de tout contact avec des congénères.
De nombreuses preuves comportementales montrent aujourd’hui que les vaches possèdent un niveau de complexité d’émotions comparables à d’autres mammifères reconnus intelligents.
A retenir :
La littérature scientifique montre que les vaches :
1) sont capables de faire des discriminations sophistiquées non seulement entre les objets, mais aussi entre les humains et les congénères
2) possèdent non seulement des émotions simples, mais plusieurs capacités émotionnelles, telles que le biais de jugement cognitif et la contagion émotionnelle
3) montrent des réactions émotionnelles lors d’apprentissage
4) ont des personnalités distinctes
5) ont une vie sociale complexe
Cet article a été rédigé dans le but de rendre hommage à la Noiraude de mon enfance qui trouvait sa vie injuste. Les vraies vaches de la vraie vie se posent comme la Noiraude des questions et ont des problèmes à résoudre. La Noiraude était moquée par son vétérinaire dans les années 70. Aujourd’hui, il est ridicule de les considérer seulement comme des créatures idiotes et simplement bonnes à donner leur lait.
Notre société doit répondre aujourd’hui aux questions éthiques de la séparation d’une mère et de son veau et du maintien de l’espèce dans des conditions d’élevage pauvres et sources de souffrances.
Bibliographie :
(1) Marino, L., & Allen, K. The psychology of cows. Animal Behavior and Cognition, 2017, 4(4), 474-498.
(2) K. Hagen, D.M. Broom, Emotional reactions to learning in cattle Applied Animal Behaviour Science 85 (2004) 203–213
(3) A.I Sandem, B.O Braastad, K.E Bøeb, Eye white may indicate emotional state on a frustration–contentedness axis in dairy cows, Applied Animal Behaviour Science, Volume 79, Issue 1, 20 September 2002, Pages 1-10
(4) Bech Gleerup, Pia Haubro Andersen, Lene Munksgaard, Björn Forkman, Pain evaluation in dairy cattle, Applied Animal Behaviour Science 171 (2015) 25–32
(5) Monica Battini, Anna Agostini and Silvana Mattiello, Understanding Cows’ Emotions on Farm: Are Eye White and Ear Posture Reliable Indicators? Animals 2019, 9, 477